Un chaos organisé
L'expression n'est pas de moi, mais d'un collègue belge qui est venu une semaine à Kinshasa, et qui a décrit cette ville de la sorte. Je trouve que l'expression convient bien, alors je me permets de la lui emprunter et de vous l'expliquer quelque peu…
Dès que vous sortez de l'avion à l'aéroport de N'jili, première impression: quelle chaleur, quelle folie, quelle cohue! Vous vous dirigez à pied vers l'aéroport, sous une chaleur étouffante, tout le monde se bouscule, et tout plein de personnes, vêtues d'uniformes ou pas, s'adressent à vous et vous demandent l'un votre passeport, l'autre votre carnet de vaccination, le troisième votre ticket sur lequel est inscrit le numéro de votre bagage, dans l'espoir de le récupérer avant vous et d'obtenir un petit billet pour ce service rendu (forcé?)… Après le contrôle des papiers, vous arrivez dans cette grande salle où une foule de passagers, policiers, porteurs et autres est agglutinée autour du tapis roulant sur lequel arriveront les bagages (sachez que dans le hall des départs, ce tapis roulant ne fonctionne même pas!), et qui semble être un grand jeu pour tous, qui le traversent en marchant dessus pour attraper un bagage, regarder tout le monde de là en-haut, ou tout simplement pour avoir l'impression de se rendre utile.
Une fois la cohue passée, vos bagages récupérés, vous parvenez à vous dégager de la foule et à éviter la fouille de vos bagages (opération pour laquelle quelques mots de lingala sont toujours les bienvenus), et vous vous embarquez sur la longue, droite et unique route qui mène au centre ville. D'abord, rien que du paysage plat s'étendant à perte de vue, avec à droite au loin le fleuve Congo, à gauche quelques montagnes. Puis, petit à petit, vous apercevez quelques maisons ou cabanes, vous croisez de plus en plus de vieilles camionnettes, voitures et camions, surchargés et crachant une fumée noire intense, le tout étant ponctué de constructions inédites, telles que le beau centre tout neuf pour entraînement de joueurs de foot, inutilisé car trop loin de la ville, ou le palais chinois d'un ancien président, laissé à l'abandon et complètement en ruine.
Au fur et à mesure, le trafic se fait de plus en plus dense, les abords de la route sont de plus en plus construits et peuplés, jusqu'à atteindre l'apogée lors de la traversée de Masina, la commune la plus surpeuplée de la ville. Les taxis-bus dépassent de tous les côtés, se garent à la hâte pour déposer quelqu'un ou pour faire embarquer un passager supplémentaire, les coups de klaxon, appels de phares et autres signes et gestes ne se font pas prier, les piétons traversent intempestivement en courant, faute de passage pour piétons – il y a bien quelques passerelles surélevées, mais les escaliers sont cassés. Au bord de la route, une foule de personnes vêtues d'habits colorés, grouillant dans tous les sens, attendant un transport, vendant toutes sortes de choses, portant des énormes bassines de marchandises sur la tête, faisant le petit bruit bien d'ici pour appeler un taxi, un vendeur d'eau pure ou le pote qui passe de l'autre côté de la route, etc. Si vous parvenez à apercevoir une route perpendiculaire entre deux maisons, elle sera bondée de gens allant et venant dans toutes les directions. Et les maisons, parlons-en, elles sont colorées, rafistolées de taule, bois, portières de voitures et autres matériaux du bord trouvés sur le tas. Et bien sûr, au milieu de tout ce capharnaüm, sont installées des terrasses Primus ou Skol (les deux bières locales principales), dont les radios grésillantes et criardes crachent une rumba congolaise bien connue de tous et chantée en cœur par les clients et passants du jour…
Après environ une heure de route (selon le trafic et les embouteillages), vous atteignez le centre de la ville et le fameux boulevard du 30 juin qui le traverse sur une dizaine de kilomètres. Les seules différences avec la cité sont la hauteur de quelques bâtiments – banques, agences de voyage, supermarchés et autres entreprises –, le fait que la majorité des routes sont macadamisées – ce qui ne les rend pas nécessairement plus praticables, vu le nombre de trous qui les jonchent –, et l'ambiance plus calme qui règne le dimanche et le soir, contrairement à la cité qui semble vivre 24h sur 24, 7 jours sur 7. Pour le reste, vous retrouvez la même agitation, le même trafic de la loi du plus gros ou de celui qui s'impose le mieux en faisant le coup de klaxon ou l'appel de phares le plus convaincant, la même foule qui grouille en tous sens et la même impression de ne plus trop savoir où donner de la tête. Et toujours ces vendeurs ambulants qui vous proposent des papiers-mouchoirs, de l'eau pure, des brosses à dents, des chaussures et autres marchandises. Toujours ces mamas et jeunes garçons qui parcourent des kilomètres en portant sur leur tête des bassines remplies de pains, bananes, oranges ou autres fruits de saison. Toujours ces petites échoppes à chaque coin de rue, ces changeurs et vendeurs de cartes de GSM à tous les 100 mètres
Et pourtant, malgré cette impression de cohue chaotique, tout cela fonctionne. Ca a beau ressembler à un chaos, ça tourne et ça marche. Chacun a son rôle, offre ses services aux autres et bénéficie des services offerts par les autres. Les taxi-bus et taxis qui semblent rouler n'importe où et n'importe comment suivent chacun une route bien déterminée, selon un réseau qui dessert remarquablement bien toute la ville, jusqu'à la cité. Les vendeurs de pains se lèvent très tôt le matin pour se rendre à LA boulangerie (il n'y en a qu'une pour toute la ville, mises à part deux boulangeries occidentales de luxe (plutôt des cafés où on vous sert des croissants) et les pains vendus dans les supermarchés), remplir leur bassine et se rendre à leur point de vente, c'est-à-dire la rue, soit en s'installant quelque part, soit en la parcourant infatigablement. Les mamans font bouillir de grandes quantités d'eau, qu'elles refroidissent avant d'emballer dans de petits sachets, que de jeunes garçons viendront acheter et partiront vendre, dans la rue eux aussi. D'autres préparent des brochettes, beignets ou arachides grillées, et envoient un garçon les vendre en rue, si elles ne tiennent pas une échoppe ou un restaurant. Vous ne manquerez jamais de rien, où que vous soyez et quelle que soit l'heure. Besoin de changer de l'argent ou de recharger votre GSM? Vous ne ferez pas plus de 100 mètres
Un dernier exemple qui illustre bien le côté pratique de cette organisation. L'autre jour, en partant à une réunion, j'ai trébuché sur une pierre et une lanière de ma sandale s'est cassée. Pas le courage de rentrer à la maison pour changer de chaussures, mais pas non plus envie de marcher encore une heure avec cette sandale qui ne tient pas. Et bien je n'ai pas dû faire plus de 200 mètres
Ce qui est moins drôle à propos de tous ces petits vendeurs qui constituent ce que l'on appelle l'économie informelle, c'est qu'ils sont à la merci des policiers. Si ceux-ci décident de faire une descente, les vendeurs qui n'auront pas vu le coup venir et qui n'auront pas eu le temps de ranger toutes leurs histoires, de fuir et de se cacher dans une parcelle, se feront tout prendre, absolument tout, par les policiers. Et ils ne pourront rien y faire…
Je n'ai malheureusement pas de photos pour vous illustrer tout ça car c'est difficile d'en prendre sans se faire voir, mais j'espère avoir réussi à vous décrire et à vous faire entrapercevoir la ville fascinante qu'est Kinshasa...