Un sacré bout de femme...
On dit souvent que ce sont les femmes congolaises qui font tourner le pays, ou du moins leur famille et leur ménage. Je le constate à chaque fois que je me promène le long du rail : les mamas s’affairent pour préparer à manger, servir les clients de leur petit resto, vendre de la farine, du pain ou des arachides, laver la lessive de toute la famille, faire des kilomètres avec une lourde bassine remplie de bananes sur la tête,… Pendant que les papas sont assis, à l’ombre, à ne rien faire, à causer ou à boire une bière. Bon, ce n’est pas toujours le cas, Papa Kaly est l’exemple-même du père qui se plie en quatre pour sa famille. Mais en général, c’est quand même souvent la femme qui fait tourner le ménage. Martine en est la preuve vivante.
Tous les matins, elle se lève à l’aube pour partir installer son petit stand (un casier de sucrés renversé, avec une grande assiette dessus) rue Batetela, et préparer les beignets qu’elle vendra toute la journée jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Sa fille aînée Rachelle l’accompagne jusqu’à midi, avant d’aller à l’école (ici, on va à l’école soit l’avant-midi, soit l’après-midi, mais pas toute la journée). Comme beaucoup de vendeurs de l’économie dite informelle, elle s’est arrangée avec la mama qui vit dans la parcelle à côté pour pouvoir vendre ses beignets à cet endroit, mais les policiers passent régulièrement pour les chasser et prendre tout ce qu’ils ont (ce qui n’est pourtant pas grand-chose) au passage. Heureusement, jusqu’à présent Martine a toujours su fuir et se cacher à temps pour ne pas se faire attraper… Les maigres bénéfices de ce petit commerce lui permettent tout juste de racheter de la farine, de l’huile et les autres ingrédients nécessaires à la confection de ses beignets, ainsi que du riz ou de la farine pour préparer le fufu, afin de nourrir son mari et ses filles une fois par jour. Hé oui, la plupart des Congolais ne mangent qu’un repas unique, généralement en fin de journée.
Originaire du Katanga (au sud du pays), Martine y a rencontré son mari Edouard, lui-même originaire du Bas-Congo (à l’ouest). En tant que militaire, il a assez rapidement gravi les échelons dans l’armée, jusqu’à atteindre un poste à relativement hautes responsabilités, ce qui l’a amené à pas mal voyager dans tout le pays. Ils ont vécu plusieurs années à Koluezi (toujours au Katanga), où ils habitaient dans un grand appartement, avec une terrasse, un salon spacieux et plusieurs chambres. Martine, qui avait suivi une formation de comptabilité et secrétariat, et qui avait déjà travaillé dans une société à Likasi (aussi au Katanga), tenait un dépôt de toutes sortes de marchandises. Ce commerce, ajouté au salaire d’Edouard, leur permettait de mener une vie relativement aisée.
Puis Edouard a été muté à Kinshasa sous Kabila père, où ils ont d’abord vécu dans un bel appartement dans la commune de la Gombe… jusqu’au jour où Edouard est tombé malade et a dû arrêter son travail. Et dans ce cas, l’armée ne prend rien en charge, ni les soins de santé d’Edouard, ni le loyer de son appartement, et encore moins une pension alimentaire pour sa femme et ses enfants. Ils ont donc dû quitter leur appartement et vendre la plupart de leurs histoires (casseroles, œuvres d’artisanat, vêtements, meubles, etc.) Grâce aux relations d’Edouard, l’armée leur a quand même grâcieusement permis de s’installer dans le garage d’une des maisons du camp militaire, dans chacune desquelles habitent trois à quatre familles. Ils vivent donc maintenant à sept dans une pièce de 5 mètres sur 10, séparée en deux par une armoire, sans fenêtres ni courant. D’un côté de l’armoire, un salon se transformant en chambre des parents la nuit, de l’autre un débarras où ils rangent toutes leurs histoires et où dorment les 5 filles. Le fils, lui, est logé chez un oncle, on ne le voit presque jamais.
De quelle maladie a souffert Edouard ? Je ne sais pas exactement, il est toujours très vague à ce sujet. Comment en a-t-il guéri ? Par la prière, il en est intimement convaincu. Depuis lors, il prie et attend d’ « attraper » du travail, espérant qu’une de ses connaissances soit nommée à un poste important et le nomme à son tour comme subalterne. En attendant, c’est Martine qui fait tourner la baraque et qui permet à tout ce petit monde de manger tous les jours. Et pourtant elle ne s’en plaint jamais. Une fois seulement, elle m’a fait part d’un sentiment d’injustice face à sa situation, reprochant à son mari d’attendre que le travail arrive plutôt que de partir le chercher. Un jour, Edouard et elle étaient tous deux malades, et pendant qu’il se reposait à la maison, Martine vendait ses beignets tant bien que mal pour essayer d’attraper l’argent nécessaire au traitement de son mari (il faut lui faire une radio des poumons, qui coûte au moins 250 $, somme que Martine n’a bien évidemment pas su rassembler, malheureusement…). Quelques semaines plus tard, seule Martine était malade, elle souffrait d’un mal de tête au point d’en pleurer. Mais c’était quand même elle qui était dans la rue en train de travailler, pendant qu’Edouard restait tranquillement à la maison. Quand je lui ai demandé s’il ne pouvait pas venir la remplacer pour qu’elle puisse se reposer, elle m’a répondu : « Mais tu es folle ! Il ne voudra jamais ! ». Alors, plutôt que de venir lui-même travailler, c’est Rachelle qui est restée toute la journée rue Batetela, au lieu d’aller à l’école…
Mais à part cette journée-là, Martine ne se plaint jamais. Sans doute sait-elle qu’elle a de la chance, son mari est gentil et intelligent, il vante ses talents et ceux de leurs filles, même s’il reste dans son rôle de paterfamilias et ne démontre que peu d’affection envers elles – mais ça c’est rare, jusqu’à présent papa Kaly est le seul Congolais que je connaisse qui soit si affectueux envers ses enfants. Et puis Martine ne se laisse pas faire et lorsque son mari se plaint d’avoir faim et d’attendre depuis longtemps déjà, elle lui répond qu’il n’a qu’à l’aider plutôt que de rester assis à ne rien faire. En riant, bien sûr…
Mon intention n’est pas de dépeindre un tableau féministe de la population congolaise, car de nombreux papas se battent pour faire vivre leur famille et travaillent dur, souvent bénévolement, pour défendre les causes en lesquelles ils croient, principalement les droits de l’homme. Il suffit de regarder la vie que mènent mes collègues du CATSR avec un dévouement admirable pour s’en convaincre. Mon propos n’est donc pas de critiquer les hommes congolais, mais simplement d’essayer de vous faire comprendre à quoi ressemble la vie de la plupart des femmes congolaises.
Je disais donc, Martine ne se plaint jamais. Elle est toujours toute souriante, de bonne humeur, elle nous reçoit toujours chaleureusement et généreusement, elle refuse que je lui achète des arachides et tient à me les offrir, elle rigole tout le temps, elle se réjouit de tout et est reconnaissante de la moindre petite attention, elle ne m’a jamais demandé d’argent ni quoi que ce soit, elle prend soin de tous ceux qui l’entourent et veille à ce que chacun se sente bien…
Une femme en or…
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